Par Guy Duplat
Nouvelles manifestations, ce dimanche, dans les villes marocaines. La culture est un acteur essentiel de la “révolution douce” au Maroc.
Au milieu des manifestants, souvent très jeunes, on reconnaît Abdellatif Laâbi, le grand écrivain et poète marocain, figure tutélaire de la culture au Maroc. Il sera d’ailleurs le "parrain" du festival sur la culture marocaine d’aujourd’hui que la Communauté française (avec les Halles de Schaerbeek) organisera à l’automne 2012 à l’instar du festival "Masarat" sur la Palestine. Abdellatif Laâbi, 69 ans, fonda en 1966 la revue "Souffles" qui joua un rôle considérable dans le renouvellement culturel du Maroc. Mais son combat lui valut d’être emprisonné sous Hassan II pendant huit ans et de s’exiler ensuite en France. Depuis l’envol des révolutions du printemps arabe, il revient souvent au Maroc où on le retrouve partout. "J’ai été surpris mais heureux, la parole se libère, nous dit-il, et je constate que ces révolutions se propagent dans le monde arabe malgré les oppositions entre pays exacerbées parfois par les gouvernements."
Dimanche à Rabat, ils étaient quelque 10 000 à manifester dans le quartier populaire de Yacoub El Mansour afin de toucher les populations des faubourgs, un lieu symbolique aussi, puisque c’est là qu’est né Ben Barka, l’opposant à Hassan II, assassiné en 1965 et dont le meurtre ne fut jamais totalement éclairci. Le soleil était généreux, la manifestation très vivante. S’il y avait des groupes islamistes peu nombreux réclamant la liberté de certains des leurs, des jeunes diplômés chômeurs réclamaient, eux, du travail, et d’autres dénonçaient la corruption et l’affairisme. Beaucoup de jeunes portaient une écharpe au nom du mouvement du 20 février, la date de la première manifestation marocaine réclamant plus de démocratie, et suscitée par des communautés de bloggeurs. La politique intelligente du Roi, lâchant du lest en annonçant une réforme de la Constitution et libérant des prisonniers politiques, ne les a pas convaincus. Ils se méfient et dénoncent la persistance du Mahkzen, le noyau politico-affairiste au sommet de l’Etat.
Des manifestants dénoncent aussi le festival Mawazine, qui est pourtant un énorme événement à Rabat. A l’initiative du Roi, dit-on, et avec l’aide de sponsors privés généreux, ce festival annuel se tiendra du 20 au 28 mai avec une pléiade de stars : Elton John, Mika, Shakira, Stevie Wonder, Withney Houston, Sting, Joe Cocker, Cat Stevens et plein d’autres. L’entrée est gratuite et les organisateurs attendent au total des 120 concerts, deux millions de spectateurs. Le coût (surtout les cachets) serait de 70 à 100 millions de dirhams (7 à 10 millions d’euros). Un somme gigantesque à l’échelle des budgets culturels marocains, car il n’y a presque rien pour financer la culture au jour le jour; "Tout va à l’événementiel, à une opération de relations publiques du pouvoir", dénoncent ces jeunes. Les rappeurs (spécialité marocaine) sont ici étonnamment discrets. "Ils ne mordent pas la main qui les nourrit", disent les manifestants.
Jaouad Essounani participe à la marche, aux côtés de Laâbi. Il devrait, lui aussi, être une des vedettes du prochain festival de la Communauté française. Né dans un village du Haut-Atlas, il eut la révélation du théâtre quand, enfant, il croisa une troupe de comédiens ambulants. Depuis, il se consacre au théâtre. Il a travaillé à Londres avec Harold Pinter et sillonné l’Europe. Il écrit des pièces (il en prépare une sur le "lion du Rif", Khatabi, mort en exil au Caire et une autre pour 2012, sur Ben Barka), et met en scène. Mais c’est surtout la création du "Dabateatr" qui le rend passionnant. "Les fonctionnaires me refusent tout subside. Leur argument est basé sur la jalousie. Nous, on crée 98 jours de culture à Rabat par an, bien plus que ce que fait l’Etat !"
"Dabateatr" veut dire "théâtre maintenant", tout de suite, par besoin du théâtre. Mais c’est aussi un théâtre branché sur les réalités d’aujourd’hui. Créé en 2004, en résidence à l’Institut français de Rabat (Jaouad revendique d’avoir un jour, un lieu à lui), le Dabateatr s’est transformé en collectif d’une trentaine de personnes dont cinq metteurs en scène (avec une chorégraphe, Salima), des acteurs, des auteurs. Ils proposent des créations ("Il", écrit par Driss Ksikes et mis en scène par Jaouad, couronné par plusieurs prix, fut prémonitoire du printemps arabe). "Nous avons créé un rituel pour le public, créant chaque mois, pendant une semaine, le ‘Dabateatrcitoyen’, fort attendu" (on refuse chaque fois du monde). Pendant une semaine, il y a un concert, de la danse, un débat entre bloggeurs (Dabablog) et, surtout, une création théâtrale inspirée par l’actualité (cette fois, ce sera au départ du festival Mawazine). Des ateliers d’écriture fonctionnent en amont pour écrire les textes, mis ensuite en scène. "J’ai choisi ce mode collectif, car j’avais vu qu’au Maroc, chaque fois qu’une initiative était bonne, elle était liée à un homme et disparaissait avec lui. J’ai voulu créer une structure pérenne." Rien n’est acquis, mais Jaouad Essounani et le Dabateatr pourraient venir un mois aux Halles pour réaliser là, avec un atelier d’écriture, ce qu’ils font si bien à Rabat.
Driss Ksikes est une autre personnalité incontournable de la nouvelle culture marocaine. Cet écrivain et dramaturge est aussi journaliste. Il a longtemps dirigé le très bon magazine "TelQuel", mais il dut partir après avoir été condamné en 2006 pour avoir publié un dossier sur "l’humour des Marocains" jugé blasphématoire ! Il fut condamné à trois ans de prison avec sursis. Aujourd’hui, il dirige entre autres, la brillante revue économique "Economia" (qui parle aussi de politique). "En 1999, à la mort d’Hassan II, nous avions cru en un printemps marocain avec l’arrivée de Mohammed VI. Mais les attentats de Casablanca en 2003 servirent de prétexte à un nouveau tour de vis, le pouvoir expliquant fallacieusement que le Maroc devait choisir entre un pouvoir fort - le sien - ou l’islamisme." Pour Ksikes, la culture n’est pas à la base du mouvement actuel, mais bien "la non-vertu de l’Etat, la non-éducation, la corruption. Même les espaces culturels de médiation ont été confisqués par le pouvoir; comme le montre Mawazine." Mais, dit-il, "je crois que la culture peut rester comme une mouche qui tourbillonne dans la tête de chacun".
Driss Ksikes est aussi cofondateur des Rencontres d’Averroès à Rabat, des débats, conférences, spectacles, qui aident à "penser la Méditerranée des deux rives". Dans ce cadre, il avait organisé sur plusieurs carrefours de Rabat des happenings littéraires avec des acteurs lisant à voix haute des textes dits"subversifs" (parler du Roi, de l’islam ou d’érotisme reste difficile). "La parole est libre, la censure vient plutôt du côté du financement", explique Jouad.
Pendant ces rencontres, le metteur en scène tunisien Fadhel Jaïbi est venu jouer à Rabat "Amnesia", spectacle stupéfiant. Par sa forme très moderne, dynamique, originale, avec dix excellents acteurs, mais encore plus par son sujet : "Amnesia" raconte comment un dictateur tunisien apprend, le jour de l’anniversaire de sa fille, par la télé, qu’il est destitué. Il cherche à fuir mais est rattrapé et enfermé dans un hôpital psychiatrique. Le spectacle fut créé à Tunis, le 2 avril 2010, soit un an avant le déclenchement de la révolution du jasmin ("Je n’aime pas ce terme, dit le metteur en scène, car le jasmin se fane et je veux une révolution pérenne"). Il a dû affronter la censure (pour un spectacle précédent, la censure demanda 265 coupures qu’il refusa !). Joué pendant deux mois, à Tunis, puis en France et en Italie, il venait pour la première fois dans un autre pays arabe.
A Casablanca aussi, la culture bouge grâce, entre autres, au dynamisme d’Abderrahim Kassou, l’infatigable animateur de "Casamémoire" qui se bat pour que survive la magnifique architecture moderniste de Casa. Avec douze associations, il a aussi ouvert une friche industrielle (la seule d’Afrique) très originale dans la banlieue de Casa. "Les Abattoirs", ce sont 20 000 m2 consacrés à la culture. Le festival de musique Tremplins s’y déroulera mi-mai. Du cirque, des manifestations, des débats, un skate park, une culture alternative vivante : un très beau projet.
Un grand nombre de ces acteurs culturels seront présents en 2012 lors du festival des Halles, pour partager avec nous cet incroyable vent d’humanisme et de citoyenneté qui est en train de souffler sur le monde arabe.
COMMENTAIRE DE DIVERCITY
ARTISTES ET INTELLECTUELS DU MONDE ENTIER UNISSEZ VOUS FACE A L’OPRESSION
C’est terrible à dire, mais on a l’impression que partout dans le monde, les politiques sont en train de perdre sinon la main, du moins la face.
Les intellectuels se font très silencieux mais les artistes partout sont sur la brèche et les barricades. Sans doute sont-ils, sont-elles, les seuls hommes et les seules femmes vraiment libres dans cette société mondialisée qui dispense le consumérisme et le divertissement médiatique comme un opium qui endort les souffrances des opprimés, un fascisme light comme le coca cola du même nom : « diet fascism ! »
Nous irons donc aux Halles de Schaerbeek les applaudir et les soutenir.
Et nous irons aussi assister à la Conférence-Débat organisée le mardi 10 mai 2011, à 19h, à Hôtel communal de Schaerbeek à l’initiative d’Afaf Hemamou
MG
«FEMMES, RELIGIONS, ET LAICITE»
Hervé Hasquin : Président de séance.
Nawal El Saadawi : Médecin psychiatre et écrivain, militante de tous les combats pour l’émancipation de la femme égyptienne. «Avec l’âge les écrivains s’adoucissent ; moi, je suis de plus en plus en colère».
Joumana Haddad : Poète, journaliste, et traductrice, elle est également rédactrice en chef de Jasad, une revue spécialisée dans la littérature et les arts du corps pour «briser les tabous qui perdurent au sein du monde arabe»;
Thérèse Liebmann : Docteur en Histoire (ULB), elle est membre de l’UPJB et active notamment parmi les femmes belges solidaires de la WOFPP (Women’s Organization for Political Prisoners-Tel Aviv), une organisation israélienne de femmes pour la défense des prisonnières politiques palestiniennes;
Soumeya Naamane Guessous : Sociologue et Professeur à l’Université Hassan II de Casablanca et écrivain féministe francophone dont les écrits traitent de sujets tabous, au Maroc. Dans ‘Au-delà de toute pudeur’, la sociologue traite de la sexualité féminine;
Noëlle Hausmann : Docteur en Théologie (UCL), Professeur de Théologies fondamentale et morale, auteure de ‘Comme elles l’avaient dit. Etre femme aujourd’hui’;
Malika Hamidi : Docteur en Sociologie, elle s’est intéressée à l’émergence d’un mouvement de pensée féministe musulman transnational en Occident, et dans le monde arabo-musulman. Elle contribue au débat sur la question du féminisme islamique et de l’identité musulmane en Europe, et dirige le think thank ‘European Muslim Network’.